Dans les brumes éternelles des monts Wudang, sous la dynastie Song, un moine taoïste du nom de Zhang Sanfeng méditait sur les mystères de l’univers. C’était un homme grand et robuste, semblable à un pin enraciné dans la terre, mais dont l’esprit s’élevait vers le ciel. Un jour, alors qu’il récitait les classiques dans sa modeste hutte, un cri perçant interrompit sa concentration. Intrigué, il se pencha à la fenêtre et aperçut une scène fascinante dans la cour : une grue majestueuse affrontait un serpent agile.
La grue, symbole de longévité et d’élégance céleste, frappait avec ses ailes puissantes et ses mouvements amples. Le serpent, incarnation de la force interne et de la souplesse terrestre, ondulait avec fluidité pour esquiver chaque assaut. Leur combat semblait une danse infinie où aucun des deux adversaires ne prenait l’avantage. La grue s’épuisait à force d’attaques vaines tandis que le serpent, par ses mouvements circulaires et stratégiques, conservait son énergie. Lorsque le duel prit fin, les deux animaux disparurent dans les ombres du paysage.
Zhang Sanfeng resta longtemps immobile, absorbé par ce spectacle. Il comprit alors que ce combat n’était pas une simple lutte entre deux créatures, mais une manifestation des principes fondamentaux du Yin et du Yang : la souplesse triomphant de la rigidité, le mouvement fluide enveloppant la force brute. Inspiré par cette révélation, il entreprit de développer une nouvelle forme d’art martial : le Tai Chi Chuan.
Le Tai Chi Chuan, ou “Poing du Grand Ultime”, naquit ainsi de l’observation de la nature et des lois universelles. Zhang Sanfeng incorpora dans cet art des mouvements circulaires et fluides inspirés du serpent ainsi que des frappes puissantes et précises évoquant les ailes de la grue. Chaque geste devint une méditation en action, un équilibre subtil entre le plein et le vide, le dur et le doux.
Au fil des siècles, cet art martial se transmit dans le secret des clans et des écoles. Parmi ces héritiers figurait Yang Luchan (1799-1872), surnommé “l’imbattable”. Né dans une Chine en pleine mutation, il apprit les secrets du style Chen auprès du maître Chen Changxing avant de créer sa propre école : le style Yang. Ce dernier devint plus tard le style le plus pratiqué dans le monde grâce à sa simplicité et à sa profondeur.
Yang Luchan transmit son savoir à ses fils, dont Yang Cheng Fu (1883-1936), qui joua un rôle crucial dans la diffusion du Tai Chi Chuan hors des cercles familiaux. Il enseigna à des disciples remarquables comme Tung Ying Chieh (1897-1961), qui créa plus tard son propre style : le style Tung. Ce dernier fusionne l’élégance du style Yang avec les subtilités martiales du style Wu/Hao.
Aujourd’hui, cette tradition continue grâce à Master Tung Kai Ying (né en 1941) et son fils Tung Chen Wei (né en 1977). Ensemble, ils perpétuent cet art ancestral en enseignant non seulement les techniques martiales mais aussi les valeurs philosophiques qui en sont l’essence : harmonie, équilibre et respect des forces opposées.
Le Tai Chi Chuan est bien plus qu’un art martial ; c’est une danse entre ciel et terre où chaque mouvement raconte l’histoire de la grue et du serpent. En pratiquant cet art, on apprend à cultiver l’énergie interne (Chi), à équilibrer le corps et l’esprit et à embrasser les cycles naturels de croissance et de décroissance.
Ainsi, chaque geste du Tai Chi Chuan est une ode à l’harmonie universelle : un hommage poétique aux forces invisibles qui tissent notre monde.
Dans les plaines fertiles de la province du Hebei, en Chine, naquit en 1898 un garçon frêle nommé Tung Ying Chieh. Ce jeune enfant, dont la santé fragile inquiétait sa famille, ne savait pas encore qu’il deviendrait l’un des piliers du Tai Chi Chuan. Son cheminement débuta par une quête de guérison : il apprit les bases de cet art auprès de Lau Ying Chow, un vieux maître trop âgé pour démontrer lui-même les mouvements. C’est un élève de ce dernier qui transmit à Tung les 13 postures fondamentales. Plus tard, Tung poursuivit son apprentissage auprès de Li Xiang Yuan, maître du style Wu, avant d’être invité à continuer seul son chemin.
C’est dans cette solitude que Tung Ying Chieh trouva sa vocation. Refusant d’autres disciplines martiales, il croisa finalement la route du grand Yang Cheng Fu, maître du style Yang et figure emblématique du Tai Chi Chuan. Convaincu par la détermination et le talent de Tung, Yang Cheng Fu accepta de l’initier à cet art profond. Tung devint rapidement l’un de ses élèves les plus distingués et participa à l’essor du style Yang en Chine.
En 1939, après des années passées aux côtés de Yang Cheng Fu, Tung Ying Chieh fonda le Tung Ying Chieh Tai Chi Gymnasium à Hong Kong. Il y enseigna non seulement le style Yang mais développa également sa propre approche, enrichie par ses expériences et ses réflexions. Le style Tung naquit ainsi d’une fusion harmonieuse entre le style Yang et des influences subtiles du style Wu/Hao. Il inclut notamment une forme rapide et une forme familiale appelée Dong Jia, qui reflétaient la fluidité et la puissance caractéristiques de son créateur.
Tung Ying Chieh consacra sa vie à transmettre cet art. Voyageant à travers l’Asie du Sud-Est – Hong Kong, Macao, Singapour et Bangkok – il popularisa le Tai Chi Chuan bien au-delà des cercles familiaux. Son enseignement marqua profondément ses élèves et ses descendants.
Son fils, Tung Hu Ling (1918-1992), surnommé le “Tigre des Montagnes”, hérita de cet art avec passion. Formé par son père dès son plus jeune âge, il l’accompagna dans l’ouverture d’écoles en Chine et en Asie du Sud-Est. En 1967, Tung Hu Ling traversa l’océan pour enseigner aux États-Unis, où il fonda plusieurs écoles à Hawaï et en Californie.
C’est dans ce contexte que Tung Kai Ying (né en 1941), fils aîné de Tung Hu Ling, prit la relève. Formé par son père et son grand-père, il devint un maître respecté pour sa rigueur et sa pédagogie. En 1971, il s’installa à Los Angeles où il fonda la Tung Kai Ying Academy of Tai Chi Chuan. Depuis plus de cinq décennies, Maître Tung Kai Ying transmet les enseignements familiaux avec une ardeur inépuisable, parcourant le monde pour enseigner en Asie, en Europe – notamment en France – et en Amérique.
Aujourd’hui, la flamme du style Tung brûle toujours grâce à Tung Chen Wei (né en 1977), fils de Maître Tung Kai Ying. Dernier maillon de cette prestigieuse lignée, il perpétue cet héritage avec dévouement.
Le style Tung est bien plus qu’un simple art martial : c’est une philosophie vivante où chaque mouvement raconte une histoire d’équilibre entre tradition et innovation. Des plaines du Hebei aux grandes métropoles modernes, cet art a traversé les siècles grâce à une famille dédiée à sa préservation et à sa diffusion. Le style Tung demeure une invitation à explorer la puissance intérieure tout en honorant les racines profondes du Tai Chi Chuan.
